LE PRINCIPE "non bis in idem" EN MATIERE PENALE ET L’AFFAIRE CHARLES BLE GOUDE

Charles Blé Goudé peut-il être jugé une seconde fois en Côte d'Ivoire pour des crimes relatifs à la crise post électorale de 2010-2011 ?
A la suite de la crise post électorale en cote d'ivoire, la CPI avait lancé un mandat d'arrêt international à l'encontre de monsieur Charles Blé Goudé. Ce dernier a été arrêté en janvier 2013 au Ghana après plus d'un an et demi de cavale, consécutive à l'arrestation de Laurent Gbagbo. La Côte d'Ivoire avait consenti, jeudi 20 mars 2014, au transfèrement de Charles Blé Goudé à la Cour pénale internationale (CPI) pour être poursuivi de crimes contre l'humanité. Ce transfèrement faisait suite à une décision prise en Conseil des ministres à la demande de la CPI en octobre 2013. Cette décision de la Côte d'Ivoire paraissait à l'époque surprenante car le gouvernement avait précédemment refusé le transfèrement aux Pays-Bas de Simone Gbagbo, l'épouse de l'ex-chef de l'État, sur laquelle pèsent les même chefs d'inculpation, au motif que la justice ivoirienne a désormais la capacité d'assurer équitablement son procès.
La CPI soupçonnait Charles Blé Goudé, de quatre chefs de crimes contre l'humanité : meurtre, viol, persécution et autres actes inhumains commis entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011.
Le procès ouvert devant la CPI, Charles Blé Goudé et son coaccusé Laurent Gbagbo sont finalement acquittés le 15 janvier 2019. Le procureur décide par la suite de faire appel de la décision d'acquittement. Blé Goudé bénéficiera tout de même ainsi que son coaccusé de la liberté conditionnelle.
En attente donc de la suite judiciaire de son procès devant la CPI, l'on notera avec stupéfaction une poursuite judiciaire de même nature réouverte en Côte d'ivoire. En effet, Le procureur général de la cour d'appel d'Abidjan a annoncé que l'ex-chef des Jeunes Patriotes serait poursuivi pour des crimes présumés commis entre 2010 et 2011.
Pour les avocats de la défense lors d'une conférence de presse pour dénoncer une procédure qu'ils estiment biaisée à la suite d'une audience avec la chambre d'accusation dont ils se sont retirés, estimaient d'une part que la Cote d'Ivoire avait par le passé renoncer à son droit d'action en transférant Monsieur Charles Blé Goudé à la CPI et d'autre part que Monsieur Charles Blé Goudé ne pouvait pas être rejugé une seconde fois pour les mêmes faits. Cette vision est partagée par bon nombre d'observateurs, des cyberactivistes, des journalistes, une frange de la population et des analystes géopolitique invoquant l'acharnement judiciaire des autorités ivoiriennes contre Monsieur Charles Blé Goudé.
Dès lors au regard de tout ce qui précède, il convient de se demander s'il est possible de juger Charles Blé Goudé une seconde fois des crimes présumés commis entre 2010 et 2011.
Notre analyse portera donc sur le deuxième moyen invoqué par les avocats de Monsieur Charles Blé Goudé lors de cette conférence de presse à savoir l'application du principe non bis in idem en matière pénale dans le cas d'espèce ; pour une raison assez simple car si pour les juges Monsieur Charles Blé Goudé peut être jugé une seconde fois pour les mêmes faits alors naturellement ils seront compétents dans le cas contraire l'action en elle-même pourra sinon devra être déclarée irrecevable.
Le principe non bis in idem, selon le dictionnaire de droit international pénal ( https://books.openedition.org/iheid/4004?lang=fr ) suppose "Nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d'une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure de chaque pays" (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, R.T.N.U., vol. 999, p. 171, art. 14 § 7).
Les statuts des Tribunaux pénaux internationaux pour lʼex-Yougoslavie et le Rwanda prévoient l'application du principe sans exception lorsque l'inculpé a d'abord été jugé par ces instances internationales.
L'analyse se fera tout naturellement par le biais de la définition de l'article 14 § 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques susmentionné. Au regard de cette définition et de la jurisprudence internationale, l'on peut retenir deux choses d'une part l'application du principe « non bis in idem » (ou « ne bis in idem ») de facto en matière de droit pénal international et la prééminence des décisions des juridictions pénales internationales sur les actions et poursuites des juridictions nationales portant sur les mêmes infractions.
De ce point de vue l'on peut valablement conclure que la procédure à l'encontre de Charles Blé Goudé ouvertes devant la CPI ne saurait valablement être soulevé une seconde fois devant les juridictions ivoiriennes surtout que la notion de crime contre l'humanité est une notion assez large au regard des articles 7 du statut de Rome. Cette notion regroupe :
« l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque tels que : Meurtre ; Extermination ; Réduction en esclavage ; Déportation ou transfert forcé de population ; Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; Torture ;Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation, forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; Disparitions forcées de personnes ; Crime d'apartheid ; Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale ».
En effet, la justice ivoirienne avait lancé des poursuites contre Charles Blé Goudé pour des faits qualifiés de « crimes contre les populations civiles » et « crimes contre les prisonniers de guerre » ; ce qu'on appelle désormais, depuis la récente réforme du Code pénal en Côte d'Ivoire, « crimes contre l'humanité » et « crimes de guerre ». De par cette approche l'on pourrait fait la liaison entre ces qualifications et celles formulées devant la CPI pour les mêmes faits de crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Des qualifications qui iraient à l'encontre du principe universel « non bis in idem » en matière internationale, entrainant de facto une insécurité juridique pour les justiciables. Cest sans aucun doute en raison de cela que le procureur a décidé d'écarter ces anciennes qualifications pour retenir de façon provisoire, des « faits concernant des actes de torture, homicides volontaires, viol, traitement inhumain, atteinte à l'intégrité physique, assassinat, attentat à la pudeur commis dans les barrages d'autodéfenses dans le courant de l'année 2010 et 2011 et la complicité de ces crimes commis par lui-même ou ses partisans » en se resservant le droit de rechercher une unicité de qualification. Toutefois lorsque l'on regarde de plus près les infractions en causes, l'on peut aisément les retrouver dans la qualification pénale de crime contre l'humanité au regard de l'article 7 du statut de Rome de sorte à ce que même une requalification ne pourrait à elle seule neutraliser l'application de la règle « non bis in idem ». Toutefois dans la définition de crime contre l'humanité de l'article il y est fait mention d'un préalable à l'application de la règle "non bis in idem" qui doit être « conforme à la loi et à la procédure de chaque pays ».
C'est en raison de ce préalable qu'il faut nuancer ces conclusions dans la mesure ou l'article 14 § 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques pose une condition à savoir que ce principe "non bis in idem" soit « conforme à la loi et à la procédure de chaque pays ». il est laissé à chaque Etat, le soin d'encadrer l'application de ce principe au regard des règles internes de procédures pénale. En effet, en droit français (car ne disposant pas de jurisprudence en la matière en droit ivoirien) et notamment en matière criminelle depuis 2016, la Cour réaffirme régulièrement, au visa du seul principe non bis in idem ( = ne bis in idem), que « les faits qui procèdent de manière indissociable d'une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elles concomitantes » (Crim. 26 oct. 2016, n° 15-84.552, Dalloz actualité, 7 nov. 2016, obs. S. Fucini ; D. 2016. 2217). Cette conception a évoluer depuis et pour la cour criminelle aujourd'hui : « Le principe ne bis in idem n'empêche pas de retenir deux qualifications lorsqu'elles sont fondées sur des faits dissociables ou lorsque, fondées sur les mêmes faits, la seconde incrimination tend à la protection d'un intérêt spécifique expressément exclu du champ d'application de la première » (Crim. 16 avr. 2019, FS-P+B+I, n° 18-84.073 ; Crim. 17 avr. 2019, FS-P+B+I, n° 18-83.025).
En effet, Dans le présent arrêt (Crim. 17 avr. 2019, FS-P+B+I, n° 18-83.025), le cumul est justifié différemment. Il y a bien un seul fait et une action unique procédant d'une même intention coupable : un rejet de substances polluantes dans le cours d'eau. Mais le cumul est admis en ce que la seconde incrimination est exclue par la première. Si l'on veut transposer cette décision dans notre cas d'espèce, il faut donc que la première incrimination dont celle de crime contre l'humanité à l'encontre de monsieur Charles Blé Goudé exclut les incriminations faites par la justice Ivoirienne et cela semble être le cas. En effet, les infractions de crime contre l'humanité à l'encontre de Monsieur Charles Blé Goudé portaient sur des événements précis : « Marche à la RTI (télévision publique) entre le 16 et 19 décembre 2010, manifestation de femmes à Abobo (quartier populaire d'Abidjan) le 3 mars 2011, bombardement au mortier d'un secteur d'Abobo le 17 mars 2011 et bombardement de Yopougon le 12 avril 2011. » tandis que les faits pour lesquels M. Blé Goudé est poursuivi « en Côte d'Ivoire concernent des actes de torture, homicides volontaires, viol, traitement inhumain, atteinte à l'intégrité physique, assassinat, attentat à la pudeur commis dans les barrages d'autodéfenses dans le courant de l'année 2010 et 2011 et la complicité de ces crimes commis par lui-même ou ses partisans » (propos du procureur général Lebry). Le procureur vise donc la poursuite des faits non incriminés par la cour pénale internationale même si ces faits découlent de la même crise post-électorale.
En effet cette jurisprudence Française vise à réprimer l'entièreté des infractions sans pour autant permettre à l'auteur d'une multitude d'actes répréhensibles de se réfugier devant des principes juridiques universels afin de répondre judiciairement de l'ensemble de ses actes. Car si devant la CPI un individu peut être déclaré non coupable pour certains actes, il peut être coupable pour d'autres actes devant une juridiction nationale sans que cela ne soit contraire à l'article 14 § 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui prévoit cela de façon tacite puisqu'il est laissé libre cours aux Etats d'encadrer ce principe au regard des règles internes de procédure. A vrai dit à regarder de plus près Charles Blé Goudé ne sera pas poursuivi pour les mêmes faits car il s'agit de faits dissociables et n'étant en aucun cas frappés d'une quelconque prescription.
La justice ivoirienne, sinon le parquet semble adopter la même approche que ceux des juges de la chambre criminelle Française au regard des justifications du procureur général. Sans nier la dimension politique des poursuites du parquet ivoirien à l'encontre de monsieur Charles Blé Goudé, celles-ci peuvent en tout cas se justifier juridiquement. Toutefois la poursuite ne garantit en aucun cas une condamnation in fine, il conviendra donc à chaque acteur de se défendre devant la chambre criminelle en espérant que la justice soit suffisamment indépendante pour dire le droit si un éventuel procès devrait avoir lieu.
Vincent de Paul ADAI.