"Le Conseil constitutionnel ivoirien face à la crise post-électorale de 2010 : entre souveraineté nationale et pression internationale"
L'élection présidentielle de 2010 en Côte d'Ivoire, censée marquer le retour à la stabilité après une décennie de tensions politiques, a débouché sur une crise institutionnelle majeure. Deux candidats, deux proclamations de victoire, deux investitures. Mais au-delà des affrontements visibles, un autre conflit, plus silencieux mais non moins fondamental, s'est joué : celui du droit contre le politique.
Au cœur de cette crise, le rôle du Conseil constitutionnel ivoirien, qui, dans un revirement spectaculaire, est passé de la proclamation de la victoire de Laurent Gbagbo à la reconnaissance d'Alassane Ouattara, en se fondant sur une décision du Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine.
Cette contribution vise à analyser, à la lumière du droit constitutionnel ivoirien, la légalité de cette seconde décision et ses conséquences sur le respect du principe de souveraineté, de la hiérarchie des normes, et du rôle juridictionnel du Conseil constitutionnel.
I. Une décision conforme au droit : le Conseil constitutionnel proclame Laurent Gbagbo élu
L'article 94 de la Constitution ivoirienne du 1er août 2000 prévoit expressément que :
« Le Conseil constitutionnel statue sur les contestations relatives à l'élection du Président de la République et proclame les résultats définitifs. »
Dans l'exercice de cette compétence, le Conseil constitutionnel, par sa décision n° CI-2010-EP-34/03-12/CC/SG en date du 3 décembre 2010, a proclamé Laurent Gbagbo président élu avec 51,45 % des suffrages exprimés. Cette proclamation faisait suite à l'annulation partielle des votes dans certaines régions du Nord pour irrégularités avérées.
Selon l'article 98 de cette même Constitution :
« Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics, à toute autorité administrative, juridictionnelle, militaire et à toute personne physique ou morale. »
Cette disposition consacre le caractère définitif, irrévocable et exécutoire des décisions rendues par la juridiction constitutionnelle. À ce titre, aucune autre autorité — nationale ou internationale — ne peut remettre en cause cette proclamation sans contrevenir à la norme fondamentale.
II. Une rupture juridique grave : le revirement du 4 mai 2011
Le 4 mai 2011, soit cinq mois plus tard, le Conseil constitutionnel ivoirien adopte une nouvelle décision (n° CI-2011-036), par laquelle il reconnaît Alassane Ouattara comme président élu. Fait inédit, cette décision s'appuie principalement sur la position du Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine, faisant explicitement sienne une recommandation extérieure.
Ce revirement suscite deux interrogations fondamentales :
1. Sur le plan juridique interne : l'absence de fondement constitutionnel
Aucun article de la Constitution ne confère au Conseil le pouvoir de revenir sur une décision définitive, encore moins de valider une position prise par une organisation internationale. Ce revirement constitue donc une violation manifeste de l'article 98 et, par conséquent, de la suprématie de la Constitution.
2. Sur le plan du droit international : la supériorité de la Constitution
L'ordre juridique ivoirien, à l'instar de celui d'autres États, consacre la primauté de la Constitution sur les normes internationales. Cette hiérarchie a été réaffirmée en droit français, notamment :
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par le Conseil d'État dans l'arrêt Sarran et Levacher (CE, Ass., 30 octobre 1998),
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par la Cour de cassation dans l'arrêt Paulin (Cass. ass. plén., 2 juin 2000),
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et par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 98-408 DC du 22 janvier 1999.
Le droit ivoirien, en l'absence de toute disposition contraire, obéit à la même logique. Par conséquent, la décision du Conseil constitutionnel du 4 mai 2011, fondée sur une source externe non prévue par la Constitution, est inconstitutionnelle.
III. Le faux argument de l'article 64 du Code électoral : une disposition subordonnée
Certains analystes invoquent l'article 64 nouveau de l'ordonnance n°2008-133 du 14 avril 2008, modifiant le Code électoral, pour justifier l'intervention du Conseil. Ce texte prévoit que :
« En cas d'irrégularités graves pouvant entacher la sincérité du scrutin, le Conseil constitutionnel peut prononcer la reprise partielle ou totale des élections. »
Cependant, cette disposition :
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n'a été ni invoquée explicitement, ni appliquée formellement dans la décision du 4 mai 2011 ;
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relève du bloc de légalité, inférieur au bloc de constitutionnalité ;
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confère une faculté discrétionnaire, non une obligation.
L'usage ou non-usage de cet article ne peut remettre en cause la validité de la décision initiale du 3 décembre 2010, qui demeure la seule fondée sur la Constitution. Dès lors, cette tentative de justification apparaît juridiquement insuffisante.
Conclusion : la décision du 4 mai 2011, symptôme d'une rupture de l'ordre constitutionnel
L'analyse juridique démontre que la décision du 4 mai 2011 ne repose sur aucun fondement constitutionnel ivoirien. En validant une position politique extérieure, le Conseil constitutionnel a abandonné son rôle de garant de la souveraineté nationale et a entériné un précédent dangereux : celui de la soumission du droit à des intérêts diplomatiques.
Cette situation, qualifiée à juste titre de "ruine du constitutionnalisme" par Guy-Fleury Ntwari, révèle les fragilités structurelles de nombreuses démocraties africaines, où le droit est encore trop souvent relégué au second plan face à des pressions politiques extérieures.
En dernière analyse, si l'on s'en tient aux seules normes constitutionnelles en vigueur au moment des faits, Laurent Gbagbo demeure, au regard du droit, le vainqueur de l'élection présidentielle de 2010. La décision contraire ne relève pas du droit — elle relève de l'histoire.
OUVRAGES ET ARTICLES
CHÉRIF, Adama. L'effectivité des droits fondamentaux dans l'ordre juridique ivoirien : étude à la lumière du droit international et comparé. Sarrebruck : Presses Académiques Francophones, 2015. ISBN 978-3841634276.
PALÉ, Titi. Élection présidentielle ivoirienne de 2010 : étude des stratégies de communication des candidats majeurs. Paris : L'Harmattan, 2018. ISBN 978-2343155807.
KPRI, Kobenan Kra. Le Conseil constitutionnel ivoirien et la suprématie de la Constitution : étude à la lumière des décisions et avis. Thèse de doctorat en droit public, Université de Bourgogne, 2018. Disponible sur : https://theses.hal.science/tel-02024894.
AIVO, Frédéric Joël. Le juge constitutionnel et l'État de droit en Afrique. Paris : L'Harmattan, 2006. ISBN 978-2296002982.
KOMLAN, Kakessiwa Kokou. Les petites constitutions en Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la Côte d'Ivoire, de la RDC, de la Tunisie et du Togo. Mémoire de Master II, Université de Lomé, 2017. Disponible sur : https://www.memoireonline.com/10/17/10112/.
TEXTES ET DÉCISIONS
Constitution de la République de Côte d'Ivoire, Loi n° 2000-513 du 1er août 2000, Journal officiel de la République de Côte d'Ivoire.
Conseil constitutionnel de Côte d'Ivoire, Décision n° CI-2010-EP-34/03-12/CC/SG du 3 décembre 2010, relative à la proclamation des résultats de l'élection présidentielle.
Conseil constitutionnel de Côte d'Ivoire, Décision n° CI-2011-036 du 4 mai 2011, portant reconnaissance de M. Alassane Ouattara comme président élu.
Union africaine, Conseil de paix et de sécurité, Communiqué de la 265e réunion, Addis-Abeba, 10 mars 2011.
Ordonnance n° 2008-133 du 14 avril 2008 portant modification du Code électoral, République de Côte d'Ivoire.
Conseil d'État (France), Assemblée, 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, n° 200286, Rec. p. 372.
Cour de cassation (France), Assemblée plénière, 2 juin 2000, Mlle Pauline Paulin, Bull. Ass. plén., n° 4.
Conseil constitutionnel (France), Décision n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Traité établissant la Cour pénale internationale, JO n° 20 du 24 janvier 1999.